“It is so much safer not to feel, not to let the world touch me”
•• Sylvia Plath
Leeuwarden 1877 - Bonheur éphémère d’un couple que tant ont jugé trop
jeune pour élever un enfant, force est de croire que les voix aigries avaient raison. Père est un peu trop stupide aux yeux de sa grand-mère, Mère n’a jamais cru aux histoires de chaos que lui contait ses parents plus jeune. Deux mois,
enfant trop compliquée pour un couple qui nie l’avoir souhaitée, Liùsaidh est confiée aux soins de ses grands-parents quand ses géniteurs s’éclipsent.
Elle ne souffre pas de l’absence de ses parents et ne se surprend jamais à penser à eux. Grands-parents aimants, prévenants, doux à qui elle offre le plus pur des amours en retour. Grand-père,
Opa, est l’
amour de sa vie. Commerçant apprécié de Leeuwarden, il lui apprend tout ce qu’il a à transmettre : négocier, magouiller, la
valeur de l’argent. Plus important encore, il lui inculte l’importance de l’indépendance pour ne jamais s’agripper à qui que ce soit pour quoi que ce soit. Son crédo s’ancre dans son crâne comme un murmure immortel :
ta peau avant la leur, quoi qu’il en coûte.
1883 - Grand-mère,
Oma, l’initie à la magie très,
trop, tôt. L’orpheline est capricieuse, envieuse de cette femme à qui l’eau obéit. Entre ses doigts, tout semble si simple. A six ans, Luce fait tomber ses
premières gouttes d’eau. Pour sa première goutte d’eau, grand-père lui glisse une
jolie pièce d’or.
Novembre 1891 (14 ans) - Oma décède. Sous ses pieds, un tremblement de terre qui ravage tout son univers. Opa part deux semaines plus tard, le coeur brisé par la solitude semée par sa femme. Le monde perd ses couleurs, la nourriture a le goût de cendres. Tous les soirs, Luce sert contre elle la
jolie pièce d’or d’Opa et inonde les sols de la petite maison de ses larmes.
Décembre 1891 - Ses géniteurs toquent à la porte des De Haan, un sac prêt à recevoir leur part de l’héritage. Le monde devient
écarlate, l’ouragan menace. La voix de son grand-père résonne dans sa tête.
Sa peau avant la leur,
quoi qu’il en coûte. La nuit même, elle abandonne le foyer qu’elle a tant aimé, empoche quelques objets de valeur légers et l’argent qu’ils lui avaient laissé. Les charognards se contentent d’une carcasse de bois pillée par leur engeance.
Février 1892 - Les biens les plus précieux des De Haan dorment dans une vitrine miteuse d’Amsterdam quand elle leur dit au revoir pour la dernière fois. Le délicat collier de sa grand-mère, trésor qu’Oma souhaitait tant voir à son cou et la jolie pièce d’Opa sont les derniers bibelots qu’elle conserve au plus près de son cœur. L’argent amassé lui garantit une place sur un petit bateau pour Édimbourg.
Edimbourg 1893 - L’amour lui tombe dessus comme un bloc de granit : violemment, inexorablement. Elle le rencontre au détour d’une échoppe, ils plaisantent et
Sileas Jones ne quitte plus jamais son esprit.
1895 - Robe blanche trop grande pour elle, pas assez pour le fils qui grandit dans son ventre. Aveuglée par un amour trop fort pour son coeur encore fragile, Luce dit oui aux Jones. L’idée de jeter son bouquet et partir en courant lui traverse brièvement l’esprit. Ce mariage éclair en l’honneur d’un enfant dont elle ne veut pas la fait terriblement souffrir. Elle voulait prendre son temps, Luce, jamais
céder aux envies d’héritiers d’un amant qu’elle ne connait que trop
peu. Mais les Jones sont bons avec elle et lui offrent tout ce dont elle a besoin. Elle caresse doucement le collier à son cou et prie silencieusement.
Quoi qu‘il en coûte.
1895 - Le Cartel lui ouvre les bras pour la première fois. On l’appelle Madame Jones. Le nom tinte étrangement à ses oreilles mais elle se persuade qu’elle finira par s’y faire. Elle se fait une amie proche en Greer Skye.
1897 (20 ans)- Lassée des journées à attendre que son mari rentre, Lumière parvient à entrer en faculté de droit à l’université d’Edimbourg. Les jours sont longs, éreintants. Plusieurs fois elle flirte avec l’envie d’abandonner mais elle tient bon, encouragée par Greer.
Sa peau avant la leur.
1907 - Il ne fait pas bon être une femme, éduquée ou non. On lui en a mis, des bâtons dans les roues. Qu’il s’agisse de ses pairs ou de son mari, tous ont mis à la main à la patte de son désespoir une décennie durant. Luce parvient malgré tout à décrocher son
doctorat entre deux grossesses. Là où ils sont, elle sait ses grands-parents fiers.
Glasgow 1908 (31 ans) - Elle quitte Edimbourg comme elle a quitté Leeuwarden : le
coeur brisé d’abandonner ce foyer derrière elle. Sileas lui offre le monde à Glasgow, lui réclame de rester à la maison. La jeune doctoresse aborde son arrogance comme un
défi. Elle rentrera un soir un contrat de professeur de droit à lui remuer sous le nez.
1912 - Le mot arrive à ses oreilles grâce à un corbeau : Greer réclame son aide pour faire migrer la Ruche jusqu’à Glasgow.
Madame Jones réceptionne les premières arrivées et les guide dans leur nouvelle vie. Greer lui confie les affaires juridiques du gang le temps que la Ruche se réorganise et toutes les deux investissent dans les
Scottish Breweries. Doucement, elle assoit sa position de
bras-droit de la Reine.
1919 - Un
aveu pour briser une vie déjà marbrée de cicatrices. Elle l’a surpris au bras d’une femme inconnue à la sortir d’une petite auberge. Un baiser au coin des lèvres, un autre qui ne peut laisser aucun doute. Luce est une
femme trompée, une femme
trahie. Elle le confronte le soir même et il lui avoue tout. Les autres femmes, Elizabeth et cet enfant illégitime qu’il lui promet ne jamais reconnaître. Pour maintenir l’illusion de la famille unie, elle détourne le regard.
1925 -
Putain d’enfoiré,
j’espère que tu pourriras en enfer. Elle murmure de fausses malédictions au cercueil fermé de son mari. Aux funérailles de Sileas, Samuel et Samira,
Midas est là. Midas Norell-Jones est là. Midas Norell-Jones est sur le testament. Le jour le plus noir de sa vie, Luce réalise que son mari tissait des toiles de mensonge. Son coeur saigne pour
Wayne, son
humain de fils qu’il n’a jamais véritablement accepté.
Elle ne peut s’empêcher de faire comprendre à l’illégitime qu’il n’est pas le bienvenu, qu’il ne le sera
jamais. A ses yeux, il ne vaut pas mieux que les géniteurs qui lui ont présenté un sac vide après l’enterrement de ses grands-parents : un rapace, un putain de
charognard.
1926 - Elle prend la tête de l’université de Glasgow après près de vingt ans de bons et loyaux services. Le jour de son premier discours, elle porte le
collier d’Oma et garde la
jolie pièce d’or d’Opa dans une poche à l’intérieur de son veston. Glasgow la connait désormais comme la
Docteure De Haan.