-253 av. J.-C. Trente-six ans en apparence, trente-neuf en réalité et trois enfants biologiques au compteur, mais Hadria se sentait désormais si juvénile, inexpérimentée et minuscule dans cette cour que son créateur lui imposait. Trois ans qu’elle traînait dans les parages, dont deux et quelques mois à broyer du noir, puis le reste à renaître mentalement de ses cendres et commencer à assumer pleinement sa condition de jeune vampire.
Mettius, son sire, avait les dents longues et les palabres plus que douces : il était parvenu l’offrir comme présent à la reine Appolline afin qu’elle chante et joue de ses instruments de musique à la cour, ainsi qu’assister la souveraine et exaucer le moindre de ses désirs. La reine Appolline était enchantée par le tempérament docile et aisé d’Hadria, s’entichant chaque jour davantage de sa nouvelle possession et permettant à Hadria de ne pas être constamment enchaînée à Mettius.
Ce jour-ci, peu après que le soleil se soit levé à l’extérieur, Hadria s’était vêtue de blanc et d’or, puis s’en était allée pieds nus rejoindre les appartements de la reine. Sa cythara en mains, les breloques de son bracelet de cheville chantaient d’avance pour elle dans les couloirs… et avant même d’avoir atteint sa destination, une voix suave l’arrêta dans son élan, alors qu’elle traversait la cour extérieure.
“
Madame.”
Elle sursauta, baissant immédiatement les yeux vers le sol. On ne s’adressait que rarement à elle personnellement. Mettius n’aimait pas du tout cela.
Un tintement et un reflet familier attisa néanmoins son attention. Ses orbes dévièrent vers cette direction, ses paupières papillonnant vers une main tendue et ouverte vers elle et contenant son second bijou de chevilles.
«
C’est à vous, n’est-ce pas ? »
Elle acquiesça d’un mouvement du visage, relevant cette fois le minois vers celui qui lui parlait.
Oh.
C’était ce vampire vivant parfois dans l’appartement près du leur, dont Mettius parlait avec dédain, comme s’il ne valait pas mieux qu’un grain de poussière. Plusieurs fois, Hadria l’avait surpris en train de l’observer lorsqu’elle jouait sur la terrasse, seule. Lors de ces moments, il finissait par détaler vers l’intérieur de son propre appartement lorsque les pas de Mettius se faisaient entendre.
«
Vous ne parlez pas ? »
«
Si... c’est à moi, oui. » souffla-t-elle, tout en se débattant avec sa cythara et ses mains pleines pour récupérer son bien. Pour une vampire, Hadria n’était toujours pas adroite et gardait ses manières d’humaine.
L’autre souleva l’objet plus haut, lui intimant par ce simple geste de ne pas l’attraper.
«
Vous n’avez pas achevé votre morceau, il y a deux jours, sur la terrasse. Ma journée en a presque été gâchée. Finissez-le et je vous rendrais votre bracelet de cheville. »
«
Désolée, je suis pressée. La reine m’attend. »
«
Notre reine n’est pas encore disponible, la coupa-t-il, rieur,
et vous vous y rendez bien trop tôt. »
Les derniers mots lui parurent presque lourds de sous-entendus et compatissants. Comme s’il comprenait qu’elle fuyait quelque chose ou quelqu’un en se pressant d’aller jouer l’esclave auprès de la reine.
Son bracelet de cheville pendait toujours dans les airs, entre les doigts fins du courtisan. Celui-ci voyait également juste et visiblement, n’avait pas l’envie d’être pris pour un imbécile. Oui, Hadria avait son temps mais le perdait en tentant de le négocier.
Sa main trembla contre sa cythara.
«
Bon, d’accord. »
Elle s’installa près du rosier et commença à jouer, relevant parfois les yeux autour d’elle pour vérifier s’ils étaient toujours seuls et s’il appréciait le morceau, dont elle ne joua pas la fin mais toute la totalité.
Les doigts d’Hadria cessèrent de caresser les cordes de son instrument quelques bonnes minutes plus tard, le son semblant rester en suspens dans l’air. Le vampire esquissa un sourire victorieux, relâchant le bracelet vers le sol. Hadria s’en saisit maladroitement, le raccrochant à sa cheville par contre plus habilement.
«
Même heure, même endroit, chaque jour jusqu’à je m’en aille ? »
Hadria se redressa, serrant sa cythara contre elle. Qu’avait-il ? Il pouvait l’écouter à la cour, durant les banquets, ou bien depuis sa terrasse.
«
Je verrais. » rétorqua-t-elle, sur ses gardes, se détournant de lui et reprenant son chemin initial.
Pourtant, ce fut bien elle qui s’arrêta dans son élan, se retournant à demi.
«
Vous êtes ? »
Ambroz Vesely.
Ambroz…
Comme c’était joli.
(...)
-253 av. J.-C. Hadria leva un bras, tentant d’attraper la pomme qu’Ambroz lui lançait. Le fruit s’échoua lamentablement contre terre. Elle se sentit creuse et idiote, bonne qu’à chanter, jouer de ses instruments et assister autrui. “
Ton sire et époux ne t’apprend donc rien ?” l’interrogea-t-il sans nulle hostilité et moquerie, contrairement au ton qu’employait Mettius chaque fois qu’il évoquait Ambroz. Ils s’adossèrent contre le pommier, le regard perdu vers les étoiles et voguant vers une brève méditation. “
Nous, vampires, avons des capacités hors du commun que tu n’exploites pas. Je trouve cela dommage.” Hormis sa soif de sang, Hadria se comportait comme une humaine et cela ne dérangeait presque personne en soi. On ne lui disait jamais rien. “
Ce n’est pas grave. Ce n’est pas un but, en soi. Cela n’enlève pas la valeur d’un individu.” Il arqua un sourcil, sceptique et frôlant l’attendrissement. “
Tu n’es plus un individu ordinaire. Démarque-toi. Ton sire a une redoutable réputation… alors, pourquoi ne pas être à sa hauteur ?” Parce qu’elle n’en avait cure. Le plus important était qu’on la laisse tranquille, qu’elle puisse vaquer à ses occupations tranquillement et continuer d’être appréciée de la reine. “
Car je n’ai pas besoin d’être forte et vive. Personne n’agresserait une des dames de compagnie de la reine.” Ou peut-être se mentait-elle à soi-même et cherchait-elle à mourir, ce afin d’espérer rejoindre ses défunts enfants et son mari, sans savoir ce qui l’attendait dans l’au-delà. La vérité était qu’elle se cachait derrière l’ombre gigantesque de Mettius et que tous haïssaient ce vieux vampire vaniteux, ambitieux et contrôlant. “
Tu n’es pas seulement dame de compagnie de notre chère reine Appolline. Tu es aussi et surtout, l’infante du vampire le plus détesté de la cour. Te faire souffrir, c’est l’atteindre.” lui asséna Ambroz au visage.
Hadria ignorait la raison qui poussait Ambroz à se soucier d’elle et à lui fournir autant d’attention. Elle appréciait énormément sa présence et s’était attachée à lui, ainsi qu’aux moments qu’ils partageaient ensemble. Il la poussait sans cesse à la réflexion et lui apprenait des choses, là où Mettius ne réclamait que son obéissance. Avait-elle réellement envie de rester ainsi ? D’être l’éternelle ombre de Mettius ? Elle ne souhaitait en aucun cas s’en émanciper par la force. Même humaine, la force n’avait jamais été une solution pour elle.
Elle attrapa la main glacée du Vesely et la serra dans la sienne silencieusement, tel un chuchotement qui leur appartenait, où il lui arrachait la promesse d’y réfléchir et de s’élever par ses propres moyens.
(...)
462 Hadria n’avait jamais vu son sire aussi agité. Mettius parcourait le salon en faisant les quatre cents pas, agrippant la racine de ses cheveux au fil de ses réflexions furieuses, se griffant presque la peau sous la détresse et l’anxiété. Encore davantage et Hadria se demandait s’il ne finirait pas par se décomposer. “
Ils me traitent de complotiste. Moi, je n’ai jamais voulu que le bien de la monarchie.” déclara-t-il pour lui-même, sans qu’Hadria ne lui prête grande attention. Les mots s’engouffraient par une oreille et ressortaient par l’autre, ce qui avait le don de rendre Mettius encore plus furieux, car cela faisait désormais longtemps que son infante lui échappait. Il se rua subitement sur elle, l’attrapant par les épaules, hésitant à resserrer sa prise et à lui en faire voir de toutes les couleurs. Mais il eut la rude sensation qu’elle n’était plus autant sienne que cela. Qu’il était aujourd’hui impensable qu’il joue avec elle. “
Ne m’écoutes-tu pas ? Es-tu de leur côté, sombre traître ?” Hadria soupira, se dégageant avec désinvolture et se débarrassant de son contact comme on chassait une mouche. “
Je ne suis du côté de personne.” Il l’ennuyait et la dérangeait, en plus de la mettre en danger par son attitude. Fort heureusement pour elle, la vampire avait eu la sage idée d’écouter les conseils prodigués par Ambroz, presque six cents ans en arrière. Elle avait travaillé ses forces, son habileté à manier les mots et à réfléchir, s’était faite d’autres royaux amis sous les yeux de leurs souverains afin que Mettius ne puisse pas trouver à y redire et avait commencé à vivre pour elle. Son sire et époux la relâcha, l’observant avec mélange d’incrédulité et de désespoir, debout au milieu de la pièce et seul dans son propre camp. “
Bien sûr. Tu ne penses qu’à toi, alors que tu pourrais me défendre. Tu n’es même pas reconnaissante de tout ce que je t’ai donné. Ou peut-être préfères-tu les cadeaux du roi, plutôt que venir en aide à ton sire.” Elle s'abstint de lui rétorquer que c’était effectivement, à peu près cela. Le roi la protégerait. Lui, par contre, ne lui apporterait qu’une montagne de soucis si elle se rangeait de son côté. Peut-être même, perdrait-elle sa tête alors qu’elle pressentait que son moment était venu.
Son âge d’or à elle. (...)
“
(...) vous êtes jugé pour trahison envers la couronne des vampires, atteintes répétées envers la dignité d’une fidèle sujette de nos souverains bien-aimés, votre propre infante et épouse Hadria Cornelia Aelia… (...)” La liste était encore longue et visiblement, l’ensemble de l’assistance n’attendait que la sentence finale et s’en réjouissait d’avance. Le courtisan le plus vil de la cour vampirique allait être mis à mort. Paisible, les mains liées devant elle et les yeux rivés vers le sol, les lèvres d’Hadria remuaient silencieusement. On devinait une dernière prière destinée à celui qui lui avait redonné un second souffle. Le mépris et l’indifférence avaient laissé place à la pitié.
Retrouvait-on ses membres en Enfer ?
(...)
1930 “
Bonsoir, chère Reine éphémère.” ricana Nicholas. Les mauvaises ondes de son confrère étaient palpables mais pourtant, Hadria ne releva pas immédiatement cette impertinence. Oh, que oui, Hadria aurait pu être reine… et ce pas qu’une fois. Au lieu de ça, elle avait préféré être courtisane, concubine, princesse, mais jamais le poids d’une véritable couronne n’avait pesé sur son crâne. Deux millénaires et des siècles durant, Hadria avait été cette vipère d’or et de nacre, serpentant entre les pieds de démons plus venimeux encore. C’était tellement plus… confortable ainsi.
Dans son désintérêt connu pour la royauté, les mages avaient estimé judicieux de la nommer gouverneure - parmi d’autres - de l’Auld Vyre. Cette décision ne plaisait pas aux vampires monarchistes, Hadria n’était pas suffisamment dupe pour croire que son grand âge la protégeait des flèches empoisonnées des royalistes.
Allongée sur le sol, les bras longeant son corps, les paupières d’Hadria se mirent à battre. Elle détestait que des individus insignifiants et haineux la sortent de ses méditations. “
Viens-en aux faits.” murmura-t-elle avec douceur. Nicholas se jeta près d’elle, plaintif et mielleux à la fois. Elle évita soigneusement de poser les yeux sur son visage : il lui rappelait bien trop Mettius. “
Chère sœur… ces mages ne nous aimeront jamais et seront toujours des complotistes qui nous mettront plus bas que terre. Et toi… toi, tu es là, à leur serrer la main, leur sourire, jusqu’à en oublier nos revendications et ce qui est le mieux pour notre race. Tu ne nous donnes aucune valeur, avec ta conduite.” Elle se redressa doucement, se dégageant cependant plus brutalement lorsque Nicholas tenta de lui replacer ses boucles blondes. Hadria en avait assez, de ces jérémiades incessantes sur le statut des vampires. Ils étaient déjà parvenus à franchir un pas supplémentaire vers leur indépendance. Ne pouvaient-ils tous pas être plus patients ? “
Rome ne s’est pas faite en un jour. Tu ne mesures pas les efforts que je fais pour que nos relations s’améliorent et ce, avec toutes les races qui nous entourent. Sans oublier, le travail fait par l’ensemble des gouverneurs de l’Auld Vyre pour relever notre image.” L’accuser de somnoler était facile lorsqu’on n’était pas à sa place : elle réfléchissait en paix, voilà tout ! Ses réflexions finissaient toujours par porter leurs fruits. Ambroz la comprenait mieux,
lui, malgré qu’ils ne partageaient pas tout à fait les mêmes opinions. Nicholas, lui, refusait l’évolution et persistait à vouloir vivre dans les vestiges d’une épopée glorieuse mais presque oubliée. “
Votre travail salit notre patrimoine. Nous étions bien, soeurette, dans une cour où ceux qui n’étaient pas des nôtres n’avaient plus qu’à se terrer.” Elle souffla, s’éloignant du parfum ambré de Nicholas et observant la pleine lune depuis la haute fenêtre de ses appartements. Le cri d’un loup perça le silence de la nuit. La demande de Nicholas attendrait. Il était possible d’aller dans cette direction, mais pas immédiatement. Pas par la force. Pas ainsi. La paix à laquelle Hadria aspirait lui paraissait si… proche. “
Nous commençons doucement à nous baigner dans des eaux paisibles, Nicholas. Pourquoi tout gâcher et prendre le risque que du sang soit versé, là où nous pouvons l’éviter ?” Ils avaient pourtant été témoins de moults guerres inutiles et meurtrières, vus et revus les dangers de la monarchie vampirique, les rouages toxiques de la cour et leurs conséquences. “
Pour éviter d’être écrasés par la faute d’utopistes de ton genre.” répliqua Nicholas d’un ton sans retour. Hadria le sentit déguerpir en furie, laissant les rideaux battre sur son passage.
Décidément, le pouvoir n’attirait que des ennuis.